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Bénédicte Bonzi : «Quand on distribue de la nourriture, on est au cœur de l’injustice»

L’anthropologue a suivi pendant cinq ans des bénévoles de l’aide alimentaire, dont dépendent huit millions de Français. Plaidant pour une sécurité sociale de l’alimentation, elle analyse les difficultés d’un système qui convient à l’urgence mais ne permet pas de bien se nourrir au quotidien.

«J’en ai marre de voir les pauvres crever de faim dans le pays de la bouffe», avait lancé Coluche à la création des Restos du Cœur en 1985. Alors pensée comme un dispositif d’urgence, l’aide alimentaire s’est pérennisée. Elle est devenue incontournable pour un nombre croissant de Français. Huit millions en dépendent désormais chaque année, alors qu’on jette de quoi nourrir onze millions de personnes. L’anthropologue Bénédicte Bonzi, qui a enquêté sur le terrain durant cinq ans, livre ses résultats dans un livre passionnant, la France qui a faim. Le don à l’épreuve des violences alimentaires (Seuil, 2023).

Les Restos du Cœur ont annoncé avoir reçu 22 % de personnes supplémentaires cet hiver. Derrière les statistiques, que signifie dépendre de l’aide alimentaire ?

Il faut voir des visages et des parcours : il y a une grande diversité de personnes en situation de précarité alimentaire. Lors d’une maraude (distribution de repas chauds), une mère de famille avec ses enfants côtoie un sans-abri alcoolisé. C’est parfois à l’origine de tensions, mais c’est souvent la seule solution pour avoir un repas chaud dans la journée, pour l’un comme pour l’autre. Les personnes qu’on rencontre sont, quasiment à l’unanimité, extrêmement attachantes : c’est un monde sans artifice.

Quand on distribue de la nourriture, la nuit, aux marges des métropoles, on est au cœur de l’injustice. Beaucoup nous disent ne plus avoir espoir en un jour meilleur. Je me souviens d’un soir où le plan «grand froid» avait été annoncé, on téléphone au 115 [le numéro d’urgence pour les personnes sans-abri, ndlr] pour une famille nombreuse ou un homme isolé, on nous répond qu’il n’y a pas de place en centre d’hébergement, et on doit expliquer aux personnes qu’on accompagne qu’on ne pourra pas les aider.

Vous affirmez qu’il faut parfois se forcer pour recourir à l’aide alimentaire. Pourquoi ?

Les bénéficiaires sont assignés à une nourriture qu’ils n’ont pas choisie, qui parfois ne correspond pas à leurs pratiques ou à leur culture. C’est une bonne réponse à une situation d’urgence, mais cela ne peut pas correspondre à la façon dont on s’alimente au quotidien. Ce système basé sur le don n’écoute pas les demandes des personnes. Il y a un manque de produits frais et de qualité ; à l’inverse, il y a souvent des excédents de pain ou de viennoiseries, qui sont des aliments très gras. On observe alors des corps qui «gonflent», qui stockent, parce qu’ils ne savent pas de quoi demain sera fait.

Parfois, la distribution est conditionnée par le fait de participer à un atelier culinaire : apprendre à cuisiner le chou-fleur, par exemple. Cela peut sembler attrayant quand, après la maraude, on rentre chez soi se mettre au chaud ; mais quand on est en situation d’inconfort au niveau du travail, de la santé, de l’argent, on a parfois juste envie de manger un plat qu’on connaît culturellement, qui vient faire lien avec ce qui nous constitue. Les acteurs de l’aide alimentaire, quant à eux, reçoivent de l’État des conseils de nutrition pour les repas qu’ils dispensent : mais il y a ici une inversion de la culpabilité. Comme si c’étaient eux les responsables de la mauvaise santé des bénéficiaires, alors qu’ils font déjà un travail énorme sans qu’on leur en donne les moyens !

Les distributions sont aussi le lieu d’une perpétuation de rapports de domination entre bénévoles et bénéficiaires.

Les bénévoles sont mus par de bons sentiments, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont formés à l’accompagnement social. Certains attendent que les bénéficiaires leur expriment de la gratitude, d’autres peuvent parfois avoir des remarques racistes… Certains veulent prendre une revanche sur des situations de domination qu’ils ont subies dans leur vie. L’aide alimentaire place les bénéficiaires dans une situation où ils reçoivent un don, mais ne peuvent pas faire de «contre-don». Comme l’observait le sociologue Marcel Mauss, cela ne permet pas de créer une situation de justice, et perpétue des rapports dominant-dominé. Mais il faut tout de même ajouter que tous les bénévoles accomplissent ensemble un travail énorme et difficile. C’est sans doute là où Coluche a réussi : au-delà de la nourriture qui est distribuée, les bénévoles montrent qu’en donnant à manger, ils tendent une main qui dit «je ne te laisserai pas tomber».

C’est en ce sens que les bénévoles luttent contre la «violence alimentaire» ?

Quand je suis arrivée au cœur de l’aide alimentaire, j’ai été étonnée du degré de violence autour de l’alimentation que j’observais. Un soir, deux hommes allaient en venir aux mains pour un morceau d’éclair au chocolat ; en m’interposant, j’ai ressenti que j’absorbais la violence de l’injustice qu’ils vivaient tous deux depuis trop longtemps. La violence, c’est le fait de ne pas permettre à une personne d’accéder à ses droits. En tant que bénévole, on contient une violence, pour qu’elle n’explose pas.

Vous pointez la responsabilité du «système alimentaire» : pourquoi ?

L’État français s’appuie sur la loi Coluche pour que certains types de produits donnés par les grandes surfaces soient défiscalisés. Au travers de leur don, les supermarchés jouissent donc d’avantages fiscaux et d’une baisse de la taxe de traitement des déchets. Une enquête Ipsos a d’ailleurs révélé que leur principale motivation pour donner était d’ordre financier. Le don alimentaire s’est donc intégré dans le système agro-alimentaire, qui consiste à surproduire, parce qu’il permet de valoriser les surplus. Cela aboutit à ce que près de 10 millions de tonnes de nourriture soient jetées chaque année, d’après l’ADEME.

Vous proposez la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation. Sur quel modèle ?

Ce devrait être un système universel, qui ne soit pas destiné spécifiquement aux pauvres, parce que le droit à l’alimentation est égal pour tout le monde : il faut partager la nourriture pour faire corps, politiquement parlant. Le collectif Sécurité sociale de l’alimentation continue d’étudier les manières de la mettre en place. Je suis personnellement séduite par l’idée qu’on cotise à la hauteur de nos moyens, et qu’on récolte selon nos besoins. Ce serait un moyen de transformer le paysage économique, mais aussi le paysage rural, en faisant revenir des agriculteurs dans les champs. C’est un système moins coûteux, plus sûr, et dans lequel les bénéfices ne sont pas captés par les acteurs de l’agro-industrie. Il faut sortir l’alimentation du marché : la nourriture est une porte d’entrée pour restaurer de la démocratie.

La France qui a faim. Le don à l’épreuve des violences alimentaires, Bénédicte Bonzi. Editions du Seuil, 448 pages, 22 €.

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